Jeu de cour

Je ne sais plus où me réfugier pour échapper à mes assaillants, ils semblent s’être donné le mot pour me persécuter. L’effet de groupe me rend vulnérable dans cette espace limité duquel je ne peux sortir. La cour est restreinte, c’est peut-être pour cela qu’il en profite pour concentrer leurs attaques. Je suis à bout de force. Ils exploitent mes failles pour me terrasser avec un plaisir pervers. Il est toujours surprenant de constater cette délectation à peine cachée dans le fait de soumettre un autre à ses offensives. Je ne comprends pas les raisons pour lesquelles je suis en ligne de mire.

Le plus difficile à accepter est l’inertie des témoins face à ce harcèlement. Ils sont présents en bons petits soldats, muets à regarder ces fous me persécuter. Pas un geste, pas un mot, tout au plus un pas en avant pour certains qui estiment, peut-être par mauvaise conscience, qu’il serait souhaitable d’intervenir pour me sortir de cet étau assassin.

Ce n’est pas la première fois que je suis la cible de ce type d’assaut. Nous étions si je me rappelle bien, seize de sortie. Tous m’accompagnaient ce jour-là, j’étais la reine de la nuit, je brillais de mille feux. Je sentais qu’à chacun de mes déplacements, les regards se portaient sur moi. Naïvement ou peut-être par fierté, je lisais dans le regard des personnes présentes du désir et de l’admiration. Ceci me rendait encore plus lyrique, plus insouciante. Mes envolées prenaient de l’ampleur ; telle une danseuse je traversais la piste sans même prendre garde aux personnes qui me faisaient face. J’étais en parfaite harmonie avec moi, je me sentais vivante. Je pensais accrocher dans cette prise de liberté la lumière alors qu’en fait j’inspirais la crainte. La brillante reine du soir que j’imaginais être était perçue comme une amazone qu’il fallait vaincre. Trop provocante, trop dangereuse ? La déception fut grande mais cela me permit de prendre conscience du potentiel qui résidait en moi. J’avais des atouts que les autres n’avaient pas. C’était triste à dire mais ils étaient limités par nature. C’est sans doute pour cette raison qu’ils firent de leur méfiance des armes de combat plutôt que de s’ouvrir à moi. Ils voulaient me toucher directement, il y avait quelque chose d’instinctif et de primitif dans ces réactions.

Certes, le jeu n’était pas inégal puisqu’ils étaient autant en face de nous lorsque cet affrontement débuta mais je ne m’attendais pas à un tel déferlement de coups bas. Mes cavaliers d’un soir furent les premiers à en payer le prix sans doute par maladresse de leur part. Puis ce fut à leur tour. Il n’était en effet pas question pour nous de nous laisser faire, nous avions tout tenté, mais l’attaque était minutieuse et savamment orchestrée par leur chef de clan, celui qui visiblement dirigeait d’une main de maître cette offensive. Ils ne me laissèrent aucune chance. Par je ne sais quel stratagème, un de ses hommes de main, dont le visage traversé par la folie aurait glacé le plus coriace des conquérants, me jeta violemment au sol sans que je puisse m’échapper. Monsouffle était coupé, j’étais paralysée par la peur et par les remords d’avoir été aussi imprudente. Je restai ainsi quelques minutes jusqu’à ce que je comprenne qu’ils nous avaient tous blessés et humiliés jusqu’au dernier. La défaite était sans appel.

Depuis ce soir là, je compris que ma vie ne pouvait se résumer à fuir les attaques, je devais moi- même devenir offensive. Il n’y avait pas d’autres alternatives.

Il est là en face de moi, il me foudroie de son regard possédé par la démence. Je le vois avec le sourire au coin des lèvres près à se jeter sur moi, une fois de plus. Est-ce le même que celui qui m’avait anéanti dans ce souvenir ?

Je tente de rester centrer, de ne pas succomber à la peur, de ne pas perdre mes moyens. Alors que mon pouls commence à ralentir, je découvre qu’il n’est pas seul, il me joue une fois de plus un tour particulièrement sordide. J’analyse la situation autour de moi, scrute les issues, les recoins. Rien y fait, je suis coincée et condamnée à devoir subir la même humiliation que lors de cette première soirée. C’est à ce moment là, à la seconde où je prends conscience que la fin est inéluctable que je le vois en face de moi, à portée de pas. Me revient à la mémoire, encore inscrite dans la peau, ma première danse emprunte de libertés folâtres et mes pas de reine couronnée d’inconscience. Je dois reprendre cet essor et refuser de m’enfermer dans un rôle de victime. L’impossibilité de fuir me contraint à devoir attaquer, à prendre des armes que je n’ai jamais osé utiliser. L’heure est à la rébellion.

Certains pensaient que ces confrontations étaient le fait d’une mainmise sur nos vies. Que nous n’étions finalement que des pions à la merci de je ne sais quelle puissance qui nous manipulerait comme bon lui semblerait. Ils estimaient qu’il était temps de nous affranchir de notre position, de sortir de nos vies de petits soldats pour reprendre le pouvoir sur nos existences. Ces idées étaient étranges, il fallait être fou pour avoir de telles pensées. La réalité était à mon sens beaucoup plus simple, il suffisait d’observer ceux qui nous voulaient du mal. Tout était question de pouvoir et de domination d’une race sur une autre. Les attaques répétitives ne venaient jamais des personnes de notre communauté, il s’agissait toujours d’attaque de blancs à notre encontre. La peur était leur boussole : peur de la différence, peur de l’inconnu. Détruire était leur façon de nous maîtriser et de nous mettre à l’écart. J’évitais toute discussion avec les membres de mon groupe à ce sujet. Ce n’est pas tant que les avis divergeaient, c’était surtout que la plupart ne se posaient pas toutes ces questions. Ils acceptaient sans une once de révolte les règles étranges de cette guerre interminable avec un fatalisme qui me faisait froid dans le dos. Il n’y a que l’homme avec qui je partageais ma vie qui s’amusait de mes questionnements : « Mais pourquoi te poses-tu tant dequestions ? Tu es là pour moi, tu sais bien que lorsqu’on coupe la tête d’un leader, le groupe entier est mis en échec.

- J’ai souvent entendu dire que c’était à l’homme de protéger sa femme...
- Il n’y a que les fous qui peuvent dire ce genre de chose.
- Alors pourquoi te veulent-ils du mal, est-ce parce que tu es noir ?
- Les couleurs n’ont pas trop d’importance, l’essentiel c’est ce que je représente, me répondit t-il.
- Et que représentes-tu qui fasse que nous sommes tous à devoir te protéger ?
- Je représente l’adversité. Je suis un enjeu à moi tout seul.
- Et ceci justifie notre sacrifice et cette vie à te défendre ?
- La vie sera ce que tu en fait, me dit-il d’une voix plus solennelle. Si tu veux demeurer dans le sacrifice et dans l’évitement ce sera ton choix. Mais tu peux aussi te libérer de cela et devenir celle qui tient l’étendard. Toi aussi tu peux entrer dans la partie, imposer tes choix, riposter et porter le coup fatal à tes adversaires.
- Mais ce n’est pas dans ma nature, je pense que...
- Tu n’es pas celle que tu crois être. Tu n’es pas une simple reine du bal sur qui les regards se posent. Tu es respectée non pour ce que tu représentes mais pour ce que tu es.
- Et que suis-je alors ?
- Tu trouveras la réponse par toi-même, un jour les mots se poseront d’eux-mêmes sur tes lèvres et tu sauras. »

Ces mots m’habitent encore alors que je suis contrainte à faire face pour ne pas subir la honte de devoir me coucher une nouvelle fois. J’ai passé ma vie à fuir avec l’innocence d’une feuille dans le vent. Le temps semble venu pour moi de m’affirmer et de me défendre.

Il est en face de moi à quelques pas. Il trône en maître du jeu, vêtu d’une parure blanche teintée d’ivoire. Il semble ne pas me voir, ne pas prêter attention à ma présence. Je sens l’haleine carnassière de ses sbires qui sont prêts à me sauter dessus. Pour eux, tout est joué d’avance, ils ont le goût de la victoire dans le sang. C’est à mon tour de redresser la tête et de renverser la table, l’occasion est trop bonne. La victime décide de changer les règles et inspire l’effroi. J’avance tête basse sur un de ces pauvres subalternes dont l’existence semble vouée à prendre des coups.Je ne ressens aucune culpabilité à le mettre à terre, je crois même que j’éprouve un certain plaisir à le voir s’incliner sur mon passage. Sensation aussi étrange que nouvelle.

L’effet de surprise rompt tout à coup les codes de bienséance de mes équipiers. Tous prennent la mesure de l’évènement. Le pied posé sur ma proie, je me trouve prête à affronter l’être à l’origine de tous nos maux.

Il est là. Plus rien ne me sépare de lui. L’agresseur devient la cible. La noirceur de mon regard le déstabilise, je lis une inquiétude qui s’incruste dans son regard, la peur le gagne. Une peur d’autant plus envahissante qu’il ne la maîtrise pas car elle lui est totalement étrangère. Alors que sa fuite paraît inéluctable, un de ses serviteurs déments s’interpose entre lui et moi avec un rictus bien affirmé. Je comprends que cette ultime manipulation est une parade désespérée pour me contraindre à courber l’échine et à retrouver une position de dominée. Ce rictus absurde se reflète sur mon visage sur lequel je dessine, me semble-t-il, un sourire insensé. Je fais signe à mes partenaires de ne pas intervenir, de ne pas faire cavaliers seuls au risque de faire tout échouer. Par acquis de conscience, je me tourne vers notre maître. Tout vêtu de noir, le torse bombé et le menton haut, il acquiesce d’un signe de la tête. Sa prestance n’inspire pas la peur mais le respect. Il est celui par qui la justice doit passer.

Centré sur les battements de mon cœur, je lâche en expirant mes angoisses et mes désirs pour n’être plus qu’un avec ce qui doit être. Ma respiration est régulière. Je prends sans faire transparaître la moindre émotion une direction opposée à celle de ce fou qui me fait obstacle pour m’abattre sur mon exacte opposée, une reine du jour vêtue de blanc. La nuit tombe sur le jour. L’ébène macule la dame de sa défaite à venir tout autant que son armée de serviteurs qui n’ont plus d’autres alternatives que d’accepter la débâcle à venir. Elle était belle et lumineuse, elle n’est plus qu’une proie vaincue.

« Un jour les mots se poseront d'eux-mêmes sur tes lèvres et tu sauras », cette phrase énigmatique m’avait accompagné dans toutes mes fuites et mes naufrages. Je sens, alors que la victoire s’annonce inévitable, que la chrysalide est prête à s’ouvrir, à laisser se révéler la véritable identité de l’être qu’elle gardait en son sein. Des fourmillements se manifestent sur le contour de ma bouche alors qu’il est dans ma ligne de mire avec sa grande écharpe d’hermine, il regarde impuissant sa reine gisant à mes pieds. Les mots ne demandent qu’à naître et à se révéler. Trois mots : « échec et mat ». Ancrés en moi depuis le début, ces mots me révèlent ma vraie nature. Le roi et sa cour sont morts comme ce monde posé sur un plateau monochrome, jusqu’à une prochaine partie.

Je comprends que le monde que je m’étais créé n’est qu’illusion. Les fous finalement sont les plus lucides. Derrière leur folie se cache la sagesse. Le secret était bien gardé.

@Latsuna - 2023