Embouteillage
(selon un incipit proposé par Mélissa Da Costa)


Courir sur la plage, à l'aube, accompagné du vol des goélands était un plaisir absolu que rien ne
pouvait gâcher, ni la pluie, ni les rafales, mais ce matin, son pied buta contre un objet à demi
enseveli dans le sable qui faillit l'envoyer au tapis : une bouteille en verre à l'intérieur de laquelle se
trouvait une lettre jaunie.

Pourtant, pour une fois, tout avait bien commencé, elle n’avait pas croisé son regard et il semblait
de bonne humeur. Elle avait échappé à ses remarques oppressantes et à ses propos blessants au
moment où elle enfilait ses baskets et mettait son legging. Habituellement, tout y passait : son
poids, ses formes, ses pseudos amants, ses devoirs de maîtresse de maison... l’humiliation était
quotidienne, mais elle savait qu’en poussant cette porte, elle s’offrait un ultime instant de liberté qui
lui évitait de s’effondrer.

Bien souvent, elle tentait de passer outre ces phrases qui blessent. Ce n’était au final que des
mots, une succession de lettres auxquelles on donne un sens, des paroles sans importance qui ne
lui appartenaient pas. Les respirations bien profondes lui permettaient de ne pas réagir et
d’encaisser en gardant un sourire neutre et bienveillant. Mais cela ne lui suffisait pas pour libérer
cette boule qui lui comprimait le ventre. Courir était sa seule issue de secours. Heureusement, il
ne l’avait pas encore contrainte à rester au domicile en dehors du week-end. Il considérait en effet
que les fins de semaine étaient précieuses, que le couple se devait d’être uni et de sortir
ensemble. La plupart du temps, elle aurait aimé décliner les invitations et ainsi s’épargner ces
sorties entre amis : ses amis. Il parlait, il brillait. Elle écoutait, elle souriait même lorsque le poison
de ses phrases lui giclait au visage. Elle se devait de garder un semblant de dignité en encaissant
les coups. Toute réponse aurait été vaine. Les rires gênés et les regards fuyants étaient
perceptibles, pour autant le rouage était parfait, pourquoi aurait-elle dû le contrarier ? D’ailleurs, il
ne l’aurait pas accepté, comme ce fut le cas, le jour où elle avait insisté pour rejoindre le bord de
mer, seule, alors que c’était un jour férié. Son avant bras avait gardé durant plusieurs jours les
marques de ses doigts virils qui l’avaient agrippée pour lui signifier une interdiction formelle. Peut-
être au final avait-il raison, c’était un jour férié. On ne déroge pas aux règles, la famille c’est
important.

Tout avait bien commencé ce lundi matin, elle s’était prise à espérer : peut-être allait-il changer,
devenir plus gentil. Tout paraissait plus léger. Cet instant de liberté sur le sable humide n’avait pas,
pour une fois, le parfum de l’échappatoire, tout était limpide. La nuit d’amour qu’il s’était accordé
l’avait probablement apaisé. En tout cas, elle avait fait de son mieux pour qu’il atteigne son
orgasme rapidement et que son ego de mâle soit comblé. Il y avait en elle, un sentiment de
satisfaction et paradoxalement une victoire dans la soumission.

Tout était parfait dans ce déroulement matinal, jusqu’à ce que cette satanée bouteille vienne la
freiner dans cette apesanteur. Rien de grave, certes, mais elle désespérait d’avoir toujours un
accroc qui vienne perturber cette sérénité qu’elle appelait de ses vœux.

Le vent soufflait sur son visage, l’embrun frais lui faisait du bien. Elle posa un regard sur la
bouteille enfouie et pensa de suite, avec un sourire aux lèvres, à toutes celles qu’elle avait jetées à
la mer, lorsqu’elle était enfant. Elle en avait balancées des dizaines, tout comme les ballons de
baudruche avec des promesses au bout d’un fil. La plupart du temps, les missives disparaissaient,
prises dans les marées ou les vents et tout s’évaporait aussi vite dans sa mémoire. C’était un rituel
de délivrance, une manière d’extraire toutes ces charges d’adolescente et d’éviter ainsi d’entrer en
conflit avec ses parents qui, de toute manière, ne la comprenaient pas. Sa mère était une femme
totalement absente, effacée face à un époux autoritaire et oppressant. Elle ne supportait pas de la
voir ainsi et bien souvent, elle avait envie de lui crier dessus, de la remuer et de la pousser à
réagir. Mais les mots n’auraient servi à rien, ils n’auraient fait que blesser davantage cette femme
déjà devenue l’ombre d’elle-même. Quant à son père, elle aussi en avait peur. Il n’avait jamais levé
la main sur elle car ses mots et sa stature imposante appelait naturellement à l’obéissance.
Certes, elle lui devait d’avoir fait de grandes études, d’avoir décrocher des diplômes universitaires
et elle avait suivi, comme sa mère, le sillon que l’homme de la maison avait tracé. Elle tentait de se
débarrasser de ses révoltes d’adolescente en les confiant par écrit, aux courants marins ou aux
vents d’Ouest. C’était un aller sans retour. Aucun miracle n’était attendu dans ce genre de rituel,
juste le besoin d’extérioriser ses émotions pour ne pas s’écrouler.

La jeune femme se pencha, prit la bouteille dont le bouchon avait été visé. La corrosion le rendait
résistant. Peut-être aspirait-elle secrètement à se faire une amie de l’autre côté de l’océan, pour
trouver quelqu’un qui la comprendrait vraiment et pourrait accueillir sa solitude par messages
interposés.

Avec un peu de culpabilité, elle cassa le goulot sur un rocher afin d’extraire le message.
La feuille, découpée dans une copie à carreaux d’écolier, était un peu passée, mais l’humidité ne l’avait pas
altérée. L’encre était encore lisible, et lorsqu’elle ne l’était plus, les mots effacés renaissaient sur
ses lèvres comme si ils avaient été écrits la veille. Son souffle resta coupé un instant en
reconnaissant son écriture de jeune fille et sa signature en bas de la page. Elle se demandait
combien d’années la mer avait gardé et fait voyager cette bouteille sans même la briser, comme
s’il s’agissait d’un écrin dont la destinée était tracée. Sa main tremblait, elle parcourait du regard
les lignes manuscrites et passait avec fébrilité son doigt sur la signature comme pour s’assurer
qu’elle ne rêvait pas.

« Maman,

Combien de temps toléreras-tu encore les colères de papa ? Je ne supporte plus de te voir te
rabaisser. Je ne supporte plus que tu te taises et que tu baisses la tête. J’aimerais t’aimer, être
fière de toi, mais je n’y arrive pas. Tu t’effaces. Je m’efface derrière toi. Je n’ai plus envie de ça.
Jamais je ne ressemblerai à cette femme que tu es devenue. Je me le promets. Alors, je t’en prie,
libère-toi, libère-nous !

Manon »

Lui revint le visage de sa mère, une femme dont la lumière intérieure s’était éteinte faute
d’oxygène. Elle n’avait pas su se soustraire à la pression étouffante de son mari, et avait subi cette
mise en abîme jusqu’à ce qu’un cancer ne la libère définitivement : un cancer de la gorge ; sans
doute les paroles étouffées, étaient-elles à l’origine de cette pathologie mortelle.


Manon s’assit dans le sable, ne se souciant plus du temps qui passe. Ce n’était pas la tristesse de
ces souvenirs qui prédominait, mais la culpabilité. Celle d’être à l’image de sa mère, d’avoir
reproduit à l’identique ce schéma de soumission. Pire que tout, alors qu’elle s’était promis de ne
pas lui ressembler, elle avait enfilé un vêtement identique, l’avait totalement épousé, sans même
sans rendre compte. Comment avait-elle pu être dans le déni face à une telle évidence ?

Elle regarda les débris de la bouteille briller au soleil, les ramassa un à un ; égraina les souvenirs,
et se demanda à quel instant sa vie avait commencé à s’éteindre, à quel moment avait-elle oublié
la promesse qu’elle s’était faite, au point de devenir le miroir de sa mère ? Elle pensa à sa fille...

Avait-elle, elle aussi, les mêmes sentiments de honte vis-à-vis de sa mère ?
Et que deviendrait-elle ? Reproduirait-elle à son tour ce schéma, telle une malédiction vouée à se
transmettre de générations en générations ?

Elle prit la lettre enroulée, la glissa dans son petit sac à dos au milieu des éclats de verre et rentra
chez elle.

**

Son mari n’était pas là, il était à son bureau entouré de ses collègues qui le respectaient autant
qu’ils le redoutaient. Tout était dans le non-dit, dans l’ambiguïté, il dégageait quelque chose de
solaire, de brillant qui attirait inexorablement. Mais son aura dissimulait un piège duquel il était
diffcile de s’extraire.

Elle reprit le message envoyé par la petite fille qu’elle avait été et enfin laissa couler des larmes. Il
y avait si longtemps qu’elle n’avait pas pleuré, si longtemps qu’elle avait retenu ses émotions pour
ne pas s’écrouler elle-même et sans doute, pour ne pas avoir à s’expliquer face à un homme qui
de toute façon ne pouvait pas la comprendre. Il aurait joué de sa souffrance, lui aurait rappelé la
vie d’abondance qu’elle avait avec lui mais n’aurait, à aucun moment, vibré sur ses émotions et
ses sentiments. Cette carapace qu’elle s’était fabriquée afin de recevoir les coups sans devoir les
rendre, avait l’avantage de lui permettre d’éviter les échanges destructeurs et ainsi de se
préserver.

Mue par une évidence, elle ouvrit le cagibi sous l’escalier, tira sans hésitation un carton sur lequel
était écrit « anniversaire », et en sortit un sac de ballon de baudruche de toutes les couleurs et une
petite bonbonne d’hélium. Elle prit un grand ballon rouge, et tenta de le gonfler. Mais l’embout ne
fonctionnait pas bien ou la bouteille n’était pas assez pleine, elle ne savait pas. Sa pensée
automatique fut celle de la réaction de son mari qui lui aurait lâché en pareille circonstance
un propos tel que : « Tu es une incapable, il faut tout faire soi même. » ou « Même ça c’est trop
pour toi... ». Plutôt que de s'apitoyer sur son sort, elle revêtit un instant la parure de la combattante
et finit par gonfler le ballon rouge en expirant prodondément. Elle attacha sa lettre enroulée à
l’extrémité et, retourna sans attendre sur le bord de mer où les goélands planaient encore dans les
airs.

Avec son ballon qui vacillait au bout d’une ficelle, elle se dirigea au bout de la jetée. Ce n’était pas
la même que celle de son enfance mais ça lui ressemblait. La mer était en pleine conversation à
cet endroit, une dualité qui était à l’image de sa vie, coincée entre deux courants qui se faisaient
face. A cet instant, Manon n’avait d’autre projet que celui de libérer cette parole de la petite fille
qu’elle avait été en offrant aux courants l’opportunité d’emmener ce message vers un ailleurs
C’était une forme de prière qu’elle adressait à l’immensité. Sur les lèvres, cette phrase
d’adolescente « Je me le promets » résonnait encore alors qu’elle libérait le message. Par ce
geste et cette parole symbolique, elle remettait à l’univers tous ses problèmes. Le ballon s’élevait
peu et se dandinait dans les airs, les oiseaux marins ne semblaient pas trop s’en soucier. Il se mit
à partir sous l’impulsion de vents plus abrupts vers les terres ; le petit point rouge dansait en
passant près du phare, ultime repère des âmes perdues. Elle sentit que cette fois-ci, elle devait
respecter sa promesse et se libérer définitivement de ses chaînes.

Habituellement, il rentrait vers dix-sept heures quelques minutes avant sa fille, elle ne pouvait donc
pas s’enfuir avec elle avant son arrivée. Il fallait l’affronter, lui dire sans faillir qu’elle le quittait. Déjà
tout son corps tremblait. La détermination se fissurait sur les remparts de la réalité. Il la tuera peut-
être, si ce n’est pas physiquement, ce sera avec les mots : des mots tranchants comme du verre.
Les angoisses remontèrent les unes après les autres et avec cela la peur d’être humiliée devant
son enfant. Les arguments s’entrechoquaient, se contredisaient mais semblaient au final
s’organiser pour justifier une inaction. Finalement, ne rien faire c’était préserver un équilibre, éviter
un drame, et protéger sa fille. Elle savait au fond de son cœur que cette solution n’était pas la
bonne, mais sa tête avait parlé et lui avait donné toutes les cartes pour se persuader que cette
décision était plus raisonnable.

Elle reprit le chemin de sa maison, oubliant sa promesse d'antan et le ballon rouge qui la portait à
bout de ficelle.

Epuisée, Manon reprit néanmoins ses habitudes, s’assurant de la propreté de son foyer. Tout était
en ordre. Rien ne pourrait être source de mécontement de la part de son conjoint. D’une certaine
manière, elle était soulagée de ne pas avoir succombé à cet acte de rébellion. Tout cela pour une
bouteille.... Elle n’avait pas l’âme d’une conquérante et n’avait pas l’énergie pour le devenir.

Il était déjà plus de dix-huit heures. Son mari n’était pas encore arrivé. Elle vérifia ses messages.
Rien. Aussitôt, elle pensa à ses écarts qu’il n’avait jamais justifiés ou excusés. Elle savait. Tout le
monde savait. Mais il avait cette manière de faire, un don pour renverser une situation et
culpabiliser les victimes sans même évoquer un instant l’existence de ses fautes.

Dix-huit heures quinze, la porte s’ouvrit. Sa fille posa ses affaires et expliqua de suite les raisons
de son retard : « Tu ne vas pas le croire, un sacré bordel ! Avec le bus on s’est trouvé bloqué
dans un embouteillage monstre, des voitures encastrées les unes dans les autres... Il paraît
qu’une nana a dû freiner un grand coup, car elle a eu peur d’une sorte de diable rouge qui a sauté
sur son capot. Tu parles d’un diable c’était juste un ballon de fête foraine, d’après le chauffeur.
Mais bon, résultat, le bus n’a pas pu passer et y’en a plein qui ont eu leur voiture pliée en deux.
Quel bordel ! »

Le visage de Manon se décomposait alors que le téléphone se mit à sonner. Ce n’était pas son
mari. Numéro inconnu.

Un instant, elle envisagea le scénario du pire. Et si son mari, qui visiblement avait aussi été retardé
par ce bouchon, était tombé sur la lettre du ballon. Comment l’interprèterait-il ? Et si sa voiture était
abîmée à cause d’elle ? La peur commença à l’envahir. La peur d’une confrontation qu’elle voulait
éviter à tout prix.

Le téléphone continuait à sonner. Elle décrocha.

Le message fut assez bref, mais très clair et sans ambiguïté.

Elle regarda sa fille Clémence. Sa fille, avec qui elle pourrait désormais partager du temps, avec
qui elle pourrait sortir si le cœur lui en dit. Elle n’aurait plus honte d’être elle-même et sa fille
n’aurait plus honte de sa mère. Elle pourrait courir les week-end et jours fériés. Elle était libre. Sa
promesse était tenue qu’importe les acteurs de ce destin. Sa boule au ventre se dissipa en
quelques instants, elle crut voir un ballon rouge s’élever au-dessus de sa tête et dans les yeux de
sa fille, elle distingua une lumière particulière, une lumière au goût de reconquête.

@latsuna - 2023